Noëmie Lavoie, audiologiste, et Judith Labonté, orthophoniste, travaillent au Centre de réadaptation Marie-Enfant, à Montréal. Lorsqu’elles parlent de leur profession, une évidence émerge : elles se donnent corps et âme pour leurs jeunes patients, au point où elles s’oublient trop souvent.
Les compressions budgétaires dans le réseau de la santé et des services sociaux entraînent en effet un phénomène d’impuissance au sein du personnel. Les besoins sont criants, mais les ressources ne sont pas au rendez-vous. Or, pour pallier le manque de moyens, les établissements comme le Centre Marie-Enfant doivent limiter le nombre de rencontres, ce qui augmente le volume d’enfants rencontrés. « Le 1er juin 2014, il nous a été annoncé qu’il fallait que toutes les listes d’attente soient à zéro d’ici quelques mois. Pour le gouvernement, le nombre d’enfants rencontrés est alors plus élevé, ce qui fait bien paraître notre établissement », souligne Noëmie.
Plus d’enfants signifie donc davantage de rapports et autres tâches administratives. Cette nouvelle logique entraîne toutefois des coûts sur le plan de la qualité des services et les conditions de travail. Les dîners en vitesse et les rapports à la chaîne font maintenant partie de leur quotidien, rappelle Judith Labonté, qui accompagne des enfants de trois à sept ans aux prises avec divers problèmes liés au langage. Ses journées de travail doivent être réglées au quart de tour depuis que l’administration a imposé une limite des services d’orthophonie à huit séances.
« Les services que l’on donne à Marie-Enfant sont excellents, assure-t-elle, mais ça passe beaucoup trop vite! On voit des résultats, mais la période d’accompagnement est très courte, ce qui ne permet pas aux enfants d’atteindre leur plein potentiel. Ça fait huit ans que je suis ici et mon travail a changé du tout au tout au cours des deux dernières années. Avant, j’avais davantage d’autonomie et je pouvais offrir des rencontres supplémentaires à un enfant si j’estimais qu’il y avait encore des progrès à accomplir. Je pouvais le laisser aller au moment où je savais qu’il avait atteint ses objectifs et je lui donnais un diplôme de réussite de l’orthophonie! Mais aujourd’hui, je sens que je les abandonne lorsque je sais qu’il y a encore des progrès à faire », lance-t-elle, résignée.
« La machine est en train de nous avaler »
La cadence de travail se confond étrangement à celle d’une manufacture. « On travaille désormais avec des groupes d’enfants pour maximiser le nombre d’interventions, au lieu de se concentrer sur un enfant. Moi, j’ai 70 enfants à ma charge. Je me sens épuisée. Certaines de mes collègues à qui on confie plusieurs groupes doivent rédiger jusqu’à 24 rapports dans un même mois. Ça n’arrête jamais » rapporte Judith. Cette surcharge mine le moral des audiologistes et des orthophonistes, et diminue leur plaisir à travailler.
Silencieuse depuis un moment, Noëmie laisse tomber, comme une bombe, une phrase qui résume tout le problème : « La machine est en train de nous avaler ». Sa collègue hoche de la tête à son tour. Tout est dit.
Des coûts importants pour la société
Autre source de déchirement : la sélection des enfants pour l’accès aux services. Aujourd’hui, les cas lourds sont traités en priorité, ce qui laisse de nombreux enfants avec des problèmes légers sur des listes d’attente pendant des années. Autrement dit, ceux-ci sont rarement pris en charge par le réseau public de santé et de services sociaux, avec toutes les conséquences potentielles que cela entraîne. En effet, une fois à l’école, les enfants aux prises avec des problèmes de langage sont souvent la cible de moqueries et d’intimidation, ce qui pèse sur l’estime des jeunes et sur leur réussite scolaire. Mais comble de malheur, les compressions touchent au même moment un nombre élevé d’orthophonistes dans les écoles du Québec.
Les impacts de cette logique comptable à courte vue, de cet « abandon » des enfants, sont multiples. « Les études démontrent que la prévention, c’est payant, poursuit Judith. L’accompagnement des enfants et de leurs parents donne des résultats et on se dit parfois « un de moins qui va décrocher! ».
Certains parents qui sont conscients de l’importance de cet enjeu se tournent vers le privé, souligne pour sa part Noëmie Lavoie. Mais encore faut-il qu’ils en aient les moyens. Qui plus est, il y a beaucoup d’enfants avec des problèmes légers d’audition qui passent inaperçus, poursuit-elle. « Ces enfants ont de la difficulté à entendre et donc, à comprendre des consignes simples, ce qui augure mal pour leur parcours scolaire. De plus, puisque toute l’énergie est attribuée à entendre et à comprendre ce qui est dit, ces enfants vont souvent laisser croire qu’ils manquent d’attention. Il n’est pas rare que, faute d’une évaluation audiologique, les enfants qui souffrent de ce manque d’attention puissent recevoir des mauvais diagnostics et recevoir une médication qui n’est pas appropriée », se désole l’audiologiste qui estime par ailleurs que les problèmes d’audition sont largement sous-estimés.
Faire plus avec moins? Des professionnelles déchirées
Les coûts humains ne sont pas seulement visibles chez les enfants mais aussi chez celles et ceux qui leur viennent en aide. « Aucun professionnel ne peut laisser aller des enfants et des parents en détresse. Ça crée chez nous un grand sentiment d’insatisfaction », rappelle Noëmie, alors que sa collègue hoche de la tête en guise d’approbation.
Comme chaque patient reçoit le service minimal, il devient presque inconcevable pour ces deux professionnelles de rater un rendez-vous, soutient pour sa part Judith. Ainsi, elles intériorisent le problème, le portent sur leurs épaules, avec tous les risques que cela comporte sur le plan de la santé mentale. « Il n’est pas rare de voir les filles ici se présenter au travail même si elles sont malades pour ne pas nuire au parcours de leurs patients. « La consigne implicite, depuis deux ans, c’est de ne pas être malades », résume Judith.
L’accumulation de ces solutions à courte durée mène cependant au cul-de-sac pour les professionnelles. « On voit beaucoup d’absences pour maladie, rappelle Noëmie. Quand quelque chose se passe dans la vie personnelle de l’une d’entre nous, tout éclate. » Or, dans bien des cas, celles-ci ne sont pas remplacées et on demande aux autres d’augmenter la cadence. C’est cette surcharge qui les mène à travailler sur l’heure du dîner au lieu de prendre une pause.
Ne pouvant pas se permettre de rater un rendez-vous, même malades, les professionnelles font donc du présentéisme pour ne pas nuire aux patients. Cette problématique qui passe inaperçue, se répand tout de même comme une traînée de poudre. « Notre milieu professionnel est composé de 96 % de femmes, rappelle Judith. Elles font preuve de beaucoup d’empathie pour les enfants. Ce sont des bonnes filles. Mais des bonnes filles qui ne se plaignent pas… Il faut apprendre à se respecter », rappelle-t-elle. Raison de plus pour dénoncer la situation haut et fort, car celle-ci a visiblement assez duré.
Judith et Noëmie reconnaissent cependant les efforts déployés par l’administration pour améliorer la situation depuis que celle-ci a été mise au courant de la détresse de ses employées.
Équité salariale: des professions à valoriser
Comme un malheur n’arrive jamais seul, les audiologistes et orthophonistes estiment qu’elles ne sont pas payées à leur juste valeur et exigent qu’on mette fin à cette injustice. Comme le rappelle Noëmie, « de 2006 à 2016, nous avons été super fines, mais parfois, les bonnes filles se tannent! ».
Selon elle, l’exercice initial d’équité qui a été effectué en 2001 sous-évalue leur profession. De plus, dans le cadre de l’exercice du maintien de l’équité salariale de 2010, la FP-CSN a fait valoir auprès du Conseil du trésor une liste de changements qui ont touché ces professions au cours des dernières années : les modifications au Code des professions de 2003 (loi 90), les modifications aux règlements de la RAMQ en 2006, l’évolution accélérée de la technologie, des pratiques médicales et des connaissances scientifiques, l’augmentation de la complexité des interventions et la reconnaissance du rôle d’expert militent en faveur d’une hausse du rangement salarial de la catégorie « orthophoniste-audiologiste ». Depuis 2006, la FP a donc déposé des plaintes qui contestaient l’évaluation de leur emploi.
Ces plaintes sont toujours actives et les revendications des orthophonistes-audiologistes continuent d’être soumises au processus de
conciliation des plaintes, mais la réponse du Conseil du trésor se fait toujours attendre. Souhaitons donc que ces plaintes soient accueillies rapidement, afin qu’une hausse du rangement salarial vienne enfin rendre justice au travail des orthophonistes et des audiologistes du réseau de la santé et des services sociaux. La patience des « bonnes filles » a assez duré!
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